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"Son affaire me rappelle la mienne" : après Mazan, la parole se libère sur la soumission chimique

Reportage
France

De notre envoyé spécial à Avignon – Depuis le début du procès des viols de Mazan, les témoignages de soumission chimique se multiplient en France. Aline, une mère de famille de 47 ans, a accepté de raconter son histoire, qui fait écho au calvaire de Gisèle Pelicot. Une manière d'encourager les victimes à parler, même si leur prise en charge est encore laborieuse.

Aline Baillieu, 47 ans, est persuadée d'avoir été victime de soumission chimique de la part de son ex-compagnon.
Aline Baillieu, 47 ans, est persuadée d'avoir été victime de soumission chimique de la part de son ex-compagnon. © Louis Chahuneau, France 24

C'est une petite femme aux yeux bleus et aux cheveux blonds, qui observe les passants des rues d'Avignon d'un regard inquiet. "Je suis angoissée en permanence, je n'arrive plus à dormir dans l'obscurité, je ne peux plus aller seule au cinéma", raconte Aline Baillieu. À 47 ans, cette mère de trois garçons, divorcée et célibataire, a pris la décision de témoigner des violences sexuelles de son ancien conjoint à son encontre, à la veille du verdict du procès des viols de Mazan. "Vous allez voir, mon histoire ressemble un peu à celle de Gisèle", avait-elle prévenu au téléphone.

La scène se déroule en août 2023 sur la plage de l'Espiguette, au Grau-du-Roi. Boris*, son ex-compagnon rencontré sur internet, propose une sortie sur cette plage naturiste. Pudique, Aline Baillieu retire uniquement son haut de maillot et s'endort sur sa serviette. Au bout de quelque temps, elle sent des doigts la pénétrer au niveau du vagin. Le contact la réveille brutalement. Son compagnon est bien assis à côté d'elle, mais c'est un autre homme qui la touche. Aline Baillieu crie, l'individu s'excuse et s'enfuit. Malgré le choc, Boris refusera longtemps d'en reparler avec elle. Elle comprendra bien plus tard, après avoir mené l'enquête, que son compagnon l'avait vendue sur un site de rencontres libertines. Le mode opératoire ressemble à celui de Dominique Pelicot, qui a livré sa femme à des dizaines d'inconnus rencontré sur un site internet, entre 2011 et 2020, et pour lequel il a été condamné à 20 ans de prison pour viols aggravés.

"J'ai ressenti ce que Gisèle Pelicot a pu décrire pendant son procès : la trahison, la honte, la culpabilité, la colère. Son affaire me rappelle la mienne", dira Aline Baillieu.

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"Le crime parfait"

Par honte, par peur aussi, Aline Baillieu a mis un an à porter plainte. "Je regrette de ne pas avoir appelé les gendarmes ce jour-là, sur la plage, mais j'étais comme paralysée", s'explique-t-elle. Le parquet d'Alès, qui n'a pas répondu à notre sollicitation, décidera dans les mois à venir si les preuves, notamment celles récoltées par la plaignante sur Internet, sont suffisantes pour renvoyer l'affaire devant un tribunal correctionnel ou pas.

L'affaire ne s'arrête pas là. Aline Baillieu est également persuadée d'avoir été victime de soumission chimique : "Quand j'étais chez lui, il me servait toujours mon café, et le remuait systématiquement. Au bout de cinq minutes, je tombais inconsciente dans le canapé, dans un sommeil très lourd alors que j'avais l'habitude de me réveiller trois ou quatre fois par nuit. J'ai aussi commencé à avoir des absences et à m'endormir au volant", raconte celle qui est en arrêt maladie depuis plusieurs mois et dont le médecin a fait "état d'un syndrome de stress post-traumatique", comme l'a constaté France 24 sur un document médical. Ses analyses de sang n'ont rien révélé, mais lorsqu'elle s'est séparée de son compagnon à l'été 2024, les vertiges ont brutalement disparu. "Aujourd'hui, je n'ai plus de doute".

Si le procès des viols de Mazan fut d'abord celui de Dominique Pelicot, et de ses 50 co-accusés, il fut aussi celui de la soumission chimique. Elle-même victime de ce procédé, qui consiste à administrer une substance physique à l'insu de sa victime dans le but d'abuser d'elle, la députée Sandrine Josso parle du "crime parfait". D'abord, la plupart des victimes s'ignorent : "Comment imaginer que la personne qu'on connaît depuis 10 ans, comme son mari, ose faire ça ? C'est difficile à accepter parce que c'est impensable. Ça s'appelle le contrôle coercitif", explique l'élue qui mène une mission parlementaire sur le phénomène.

Même quand les victimes n'ont pas de doute, la soumission chimique reste difficile à prouver : "Ces substances, on ne les voit pas. Si on habite loin d'un CHU c'est très difficile de se faire prélever du sang et d'avoir la bonne interprétation. La toxicologie nécessite un matériel de pointe et des experts dont ne disposent pas les laboratoires de ville", ajoute la députée.

"La difficulté, c'est que les laboratoires répondent sur réquisition judiciaire, donc l'accès aux analyses toxicologiques passe par le dépôt de plainte", explique Leïla Chaouachi, pharmacienne et fondatrice du Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances (CRAFS). Le tout, en sachant que les analyses sanguines doivent être réalisées dans les 48 heures suivant l'administration de la substance (voire 12 pour le GHB), sinon impossible d'en trouver la trace. Certes, les victimes peuvent aussi faire appel au prélèvement capillaire, qui permet de retrouver des traces de substances chimiques bien plus tardivement, mais là encore, cela dépend de la longueur des cheveux.

"Clairement, il y a un sujet soumission chimique"

Méconnu du grand public jusqu'à peu, le phénomène a pris une nouvelle dimension au regard des récentes affaires. En 2022, près de 2 000 plaintes ou appels pour des faits de soumission chimique ont été recensés par le centre d'addictovigilance de Paris (AP-HP), en hausse de 69 % par rapport à 2021. "Il y a eu un premier sursaut avec le mouvement #MeToo en 2017, puis avec le hashtag #Balancetonbar en Belgique, mais le procès des viols de Mazan va marquer un point de non-retour", estime Leïla Chaouachi. "On constate depuis octobre une augmentation des appels au centre. Il y a beaucoup de témoignages de personnes âgées qui se reconnaissent en Gisèle Pelicot et qui nous racontent des faits anciens, parfois des années 1970, c'est très émouvant", explique la pharmacienne.

Depuis quelques mois, la plateforme d'écoute téléphonique Solidarité femme, qui aide depuis 30 ans les victimes de violences, reçoit de nombreux témoignages : "Clairement, il y a un sujet soumission chimique depuis le démarrage du procès des viols de Mazan. Avant, on avait un appel par mois à ce sujet, maintenant c'est plusieurs par semaine", constate Mine Günbay, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF).

Face à l'ampleur du phénomène, qui touche aussi bien les jeunes que les femmes âgées, le gouvernement a décidé d'agir. Fin novembre, l'éphémère Premier ministre Michel Barnier a annoncé la mise en place, à titre expérimental, de kits de dépistage, remboursés par la Sécurité sociale, dans les pharmacies. Deux semaines plus tôt, la députée Sandrine Josso, dont la mission parlementaire devrait aboutir à une proposition de loi début 2025, organisait à l'Assemblée nationale une formation sur la soumission chimique en partenariat avec l'Ordre des médecins. "On a des demandes de formation des professionnels de santé jusqu'aux DOM-TOM", constate quant à elle la pharmacienne Leïla Chaouachi.

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"Il y a tellement de victimes qui n'osent pas parler"

Le personnel judiciaire s'est aussi mis en mouvement sur le sujet. Cette semaine, deux avocats parisien et marseillais ont lancé leur service "SOS soumission chimique", une plateforme en ligne (et un numéro) d'aide juridique gratuite pour les victimes. "Soit on constate une urgence médicale, et on l'oriente vers une structure type CRAFS. Soit elle a besoin de renseignements juridiques et on prend le relai pour l'assister, notamment lors du dépôt de plainte", explique Me Arnaud Godefroy, avocat au barreau de Marseille et conseil de Sandrine Josso. "Il y a tellement de victimes qui n'osent pas parler de ce qu'elles ont vécu. Car si la soumission chimique est un moyen, la finalité c'est souvent une agression ou un viol", rappelle l'avocat.

Pour autant, Arnaud Godefroy estime que le chemin est encore long concernant la libération de la parole sur le sujet : "Ce sera proportionné à la manière dont les dossiers seront gérés. Même Gisèle Pelicot a été maltraitée pendant son procès malgré les éléments objectifs, comme les vidéos. La formation des magistrats, des parquetiers et des services de police est encore un préalable pour la libération de la parole."

Pour Sandrine Josso, le parquet devrait rendre son ordonnance de renvoi début 2025, et la France connaîtra alors peut-être un nouveau procès sur la soumission chimique. De son côté, Aline Baillieu attend encore de savoir quelle suite sera donnée à sa plainte. Contacté, son avocat se montre plutôt optimiste sur la possibilité d'un procès. Pour conclure notre rendez-vous, la mère de famille s'adresse aux autres femmes, comme un écho aux propos de Gisèle Pelicot : "Si je parle, c'est pour que d'autres femmes trouvent le courage de le faire. Ce n'est pas à nous d'avoir honte."

*Le prénom a été modifié.

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