En Espagne, le gouvernement souhaite régulariser 900 000 sans-papiers en trois ans
De notre correspondante à Madrid – À contrepied de ses voisins européens qui durcissent leur politique migratoire, l’Espagne a adopté le 19 novembre une réforme pour faciliter la régularisation des travailleurs étrangers en situation irrégulière. Le texte répond avant tout aux besoins économiques du pays.

Dans la petite pièce transformée en salle de classe, sept élèves observent, l’air concentré, Roberto Llerena distribuer le polycopié du jour. "J’espère que vous avez eu le temps de revoir le vocabulaire d’anglais chez vous", claironne-t-il. Chaque semaine, ce professeur enseigne à des femmes, pour la plupart sans-papiers, les bases du métier de réceptionniste au sein de la Fondation Madrina. La structure aide principalement de jeunes mères en situation irrégulière ou d’exclusion sociale. Elle leur fournit de l'aide alimentaire, une prise en charge médicale, mais aussi un accompagnement professionnel.
Depuis bientôt un mois, les apprenties redoublent d’efforts : la réforme du règlement sur l’immigration leur a redonné espoir. "Quand j’en ai entendu parler, ça a vraiment été une bonne nouvelle" confie Chavelys, un sourire timide aux lèvres. Cette colombienne, arrivée il y a neuf mois en Espagne avec son mari et son bébé, souhaite travailler au plus vite. "Je vais pouvoir solliciter un permis de travail plus rapidement : au lieu de trois ans, j’aurai juste deux ans à attendre". De l’autre côté de la table, Mabel, elle aussi originaire de Colombie, renchérit : "Quand tu n’as pas de papier, on te ferme la porte dans beaucoup d'endroits (…) Énormément de monde va bénéficier de la réforme."

Maintenir "le niveau de vie" de l’Espagne d’ici 2050
Approuvée fin novembre par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, cette réforme a pour objectif d’accélérer l’obtention des permis de séjour et de flexibiliser leurs conditions d’attribution. Elle pourrait permettre la régularisation de 300 000 travailleurs sans-papiers par an d'ici 2027. Une main d’œuvre indispensable pour maintenir "le niveau de vie" de l’Espagne d’ici 2050, selon le gouvernement. Le pays est touché par le vieillissement démographique, et son taux de natalité est parmi les plus bas d’Europe.
Les régularisations devraient bénéficier à plusieurs secteurs économiques en tension, comme ceux de la construction, de l'agriculture, de l’hôtellerie ou de la restauration. Les étrangers y représentent déjà jusqu’à la moitié des effectifs. Fran de las Heras, propriétaire d’un restaurant dans le centre de Madrid, ne cache pas sa joie. Pour ce professionnel, la réforme était indispensable. S’il peine à recruter serveurs et cuisiniers, les candidats, eux, ne manquent pas. "Parfois, jusqu’à cinq personnes par jour viennent me demander du travail", avoue-t-il en faisant briller les verres à vin suspendus au-dessus du bar. "J’aimerais les employer, car elles sont très compétentes, mais elles n’ont pas de papiers et ne peuvent donc pas travailler."
Beaucoup d’établissements sont dans la même situation. D'après la dernière enquête de la principale association hôtelière espagnole, plus de 60 % des restaurateurs auraient du mal à recruter. "J’espère que cette réforme va équilibrer l’offre et la demande, et que tout ira mieux" observe Fran.

Une vision "plus humaine" de la migration
La réforme répond à un impératif économique, mais pas seulement. Pour Elma Saiz, la ministre de l’Inclusion, de la Sécurité sociale et des Migrations, à l’origine de cette réforme, le texte a aussi une portée "humaniste". "Nous sommes conscients de l’importance des liens familiaux, et nous avons pour cela assoupli les conditions nécessaires au regroupement familial", souligne la ministre socialiste qui s’exprime aussi bien en espagnol qu'en français.
Avec cette réforme, les couples n’auront plus besoin d’être mariés pour solliciter le regroupement familial, tant qu’ils peuvent prouver leur relation "intime". L’âge limite des enfants pour être éligible à ce motif d’immigration sera quant à lui porté à 26 ans — contre 21 ans actuellement et 18 ans en France.

Pour Elma Saiz, ce nouveau règlement sur l’immigration est "nécessaire", mais aussi bénéfique à l’ensemble de la société. Pour appuyer son propos, elle cite régulièrement la formule lancée par le Premier ministre Pedro Sanchez à la tribune du Congrès des députés le 9 octobre : "L'Espagne doit choisir : être un pays ouvert et prospère ou un pays fermé et pauvre. Nous avons choisi la première option".
Avec l'adoption de cette loi, l’Espagne devient, selon la ministre socialiste, "le phare de l’Europe" et l’ambassadrice d'une "politique migratoire qui met au centre les droits humains". Un défi de taille pour le pays. Il est l’une des principales portes d’entrée des migrants en Europe. Depuis début janvier, presque 57 000 personnes y sont entrées illégalement, principalement en empruntant la dangereuse route des îles Canaries. C’est 13 % de plus que l’année dernière.
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Cette politique migratoire "humanitaire et responsable", n’est pas du goût de toutes les formations politiques. "Vous êtes en train de prendre des décisions, Madame la ministre, très dangereuses", a chargé le 27 novembre la députée du parti d’extrême droite VOX, Rocio de Meer, devant le Parlement : "elles vont transformer notre nation, et pourraient l’anéantir à long terme". La très conservatrice andalouse a dénoncé "l’effet d’appel" que la réforme allait provoquer. VOX a présenté une motion de censure pour abroger le texte. Elle a été rejetée grâce aux votes de la gauche, de l'extrême gauche et de plusieurs partis indépendantistes. La droite s'est quant à elle abstenue.
Les demandeurs d’asile, "perdants" de la réforme
Pour les associations d’aide aux migrants, la réforme a aussi des zones d’ombre. Selon Elena Muñoz, avocate et spécialiste du droit d’asile, si elle bénéficiera à de nombreux travailleurs étrangers, étudiants et familles, elle va néanmoins porter préjudice aux plus de 190 000 demandeurs d'asile en attente de traitement de leur dossier.
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Auparavant, les migrants dont la demande d’asile était refusée pouvaient immédiatement solliciter un autre type de permis de séjour en prouvant qu’ils avaient vécu deux ans ans sur le territoire espagnol. Avec la réforme, le temps passé par les migrants en Espagne durant le traitement de leur demande d’asile — environ deux ans — ne sera plus pris en compte. S’ils sont déboutés, les compteurs seront remis à zéro : ils devront passer deux ans supplémentaires en situation irrégulière avant de pouvoir solliciter une autorisation de séjour.
Une injustice pour Elena Muñoz. Cette professionnelle qui travaille depuis 17 ans au sein de la commission espagnole d’aide aux réfugiés (CEAR) craint que le texte ne décourage des personnes qui pourraient bénéficier du droit d’asile, à se lancer dans la procédure. "Pour moi, le gouvernement tente de décourager les migrants de bénéficier d’une protection internationale, par crainte qu’ils n'utilisent ce motif pour tenter de se régulariser ", tacle-t-elle. D’après la ministre Elma Saiz, cette crainte est infondée : "Il est très important que les demandeurs d'asile aient accès à la protection internationale, et la réforme en offre toutes les garanties" rassure-t-elle.
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Alors que la réforme entrera en vigueur le 20 mai prochain, l’immigration s’est imposée ces dernières années comme l’un des principaux sujets de débat dans la société espagnole. D’après la dernière enquête du centre d’investigation sociologique publiée en novembre, elle serait considérée comme un problème par presque 20 % des personnes interrogées. Une inquiétude grandissante des citoyens, qui ne décourage cependant pas Pedro Sánchez. "Nous, les Espagnols, sommes les enfants de la migration. Nous ne serons pas les parents de la xénophobie. Faisons une politique migratoire dont nos aînés peuvent être fiers. Et faisons une politique migratoire qui garantit l'avenir de leurs petits-enfants." a conclu le 9 octobre le Premier ministre devant le Parlement.