"Mauvaise langue" : un documentaire pour "dépolitiser l’arabe", une "langue taboue"
Pourquoi la deuxième langue la plus parlée en France est-elle si peu enseignée dans les collèges et lycées ? Un documentaire tente d'éclaircir ce mystère et veut comprendre pourquoi les enfants d’immigrés venus de pays arabes ne parlent pas la langue de leurs parents. Sans doute car sa pratique nourrit encore de nombreux préjugés.

"En France, il y a un amalgame entre langue arabe et islamisme", disait Nabil Wakim sur le plateau de France 24 en octobre 2020. À l'époque, l'enseignement de l'arabe dans le pays était au cœur des débats. Le gouvernement y voyait le moyen de réduire le poids du religieux dans l'apprentissage de la langue, l'opposition une façon de nourrir le communautarisme.
Le journaliste du Monde, né au Liban en 1981, lui, venait de publier "L'arabe pour tous, pourquoi ma langue est taboue en France", à la fois récit intime et réflexion politique sur la place de cette langue.
De ce livre est né quatre ans plus tard le documentaire "Mauvaise langue", coréalisé avec Jaouhar Nadi et projeté mercredi 18 décembre à l'Institut du Monde arabe (IMA), à l'occasion de la journée mondiale de la langue arabe, célébrée depuis 2012 chaque 18 décembre, date anniversaire de l'entrée de la langue arabe dans le groupe des langues officielles de l'ONU.
Dans son film, Nabil Wakim interroge le rapport contrarié de nombreux Français à leur langue d'origine et le malaise, si ce n'est la honte, à parler sa propre langue, quand il s'agit de l'arabe. Pourquoi les enfants d'immigrés venus de pays arabes ne parlent-ils pas la langue de leurs parents ? Comment expliquer que la deuxième langue la plus parlée en France, avec trois à quatre millions de locuteurs, n'est enseignée que dans 3 % des collèges et lycées, pour environ 14 000 élèves, soit 1 % des effectifs ?
Un sujet très sensible
Pour Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de langue de l'IMA, établissement qui accueille plus d'un millier d'apprenants chaque année, "ces deux faits sont en fait très liés, parce que la langue arabe est très politisée, en lien avec toute la question de l'immigration arabophone, de l'histoire coloniale".
"Je ne vais pas dire qu'il y a un mépris, mais il y a une représentation négative par rapport à toutes ces questions. Donc c'est un sujet très sensible, plus sensible que l'enseignement de l'italien, l'espagnol", estime la linguiste.
Najat Vallaud Belkacem peut en témoigner. En 2016, celle qui était alors ministre de l'Éducation avait tenté de réformer l'enseignement de l'arabe, déclenchant une polémique intense – ses adversaires, à droite et à l'extrême droite, l'ont accusé de vouloir imposer la langue du Coran aux enfants dès le CP.
"Cette langue continue d'être perçue comme le cheval de Troie de ce grand remplacement, de cette invasion fantasmée, de cet islamisme qui fait peur... C'est oublier qu'il y a quantité de gens – athées, chrétiens – qui pratiquent l'arabe, le lisent, l'écrivent... C'est une méconnaissance incroyable de la réalité des locuteurs arabes", regrette-elle dans le documentaire "Mauvaise langue".
Une élite arabophone ?
Si l'arabe est enseigné dans un nombre très réduit d'établissements (près de 400 établissements en 2021), il l'est cependant dans les meilleures écoles et les lycées les plus prestigieux de Paris, à l'instar d'Henri IV ou Louis le Grand. "On estime qu'on n'a pas besoin de l'enseigner au grand public, uniquement à une élite qui va faire de la diplomatie, Sciences-Po, ou une carrière internationale", considère Nisrine al-Zahre, qui regrette que l'enseignement de l'arabe ne soit pas démocratisé.
Majdi al-Harbat constate un engouement pour l'arabe dans ces établissements. Avec 130 élèves, "très assidus", les cours de ce professeur d'arabe affichent complet à Louis le Grand, tandis que 70 élèves suivent ses cours à Henri IV.
Doctorant en sociologie à l'Université de Limoges, Alexis Ogor consacre sa thèse aux trajectoires sociales des étudiants en langue et civilisation arabes, travaux qui lui permettent d'interroger la valeur sociale de la langue arabe en France. Il a notamment mené des entretiens avec une quarantaine d'étudiants du département d'arabe de l'Inalco (qui en compte entre 900 et 1 000 en licence et master), le temple français de l'apprentissage des langues orientales.
Renouer avec ses racines
"On retrouve cette dualité entre, d'un côté, des étudiants issus de milieux assez favorisés, des lettrés parisiens qui ont fait de bonnes études, pour qui l'arabe représente un potentiel professionnel, qui se projettent dans la diplomatie, les relations internationales, dans la recherche aussi, explique Alexis Ogor. Il y a aussi dans ce groupe des enfants d'immigrés qui viennent de milieux CSP+ assez favorisés, parfois issus des couples mixtes. Et puis il y a, de l'autre, la majorité des étudiants du département d'arabe de l'Inalco qui sont descendants d'immigrés, de première ou seconde génération. Mais il y a toujours ce lien familial avec la langue arabe".
Lorsque le chercheur les interroge sur leur motivation, les étudiants évoquent ainsi très souvent la réappropriation de l'héritage familial, question qui se pose sous différentes modalités. "Parfois ils parlent l'arabe dialectal, transmis par les parents, mais ils ne maîtrisent souvent pas la langue écrite. Ils ont une frustration vis-à-vis de la langue qui est produite par le hiatus entre leur identification à l'arabité du pays d'origine des parents et leur maîtrise effective de l'arabe".
Une transmission difficile
La question de la transmission de l'arabe est en effet prégnante. Le journaliste Nabil Wakim explique qu'il était rouge de honte, enfant, quand sa mère lui parlait arabe dans la rue. Plus tard, après les attentats de 2015, quand il est lui-même devenu père, il s'est interdit de parler arabe à sa fille, "par instinct de survie".
"La transmission de l'arabe est beaucoup plus difficile que la transmission de l'italien ou du portugais", constate Nisrine al-Zahre. "Un parent va s'interdire de parler arabe avec son enfant, d'autant plus les pères que les mères. Peut-être que les pères ne veulent pas affaiblir la position de leur enfant avec une langue qu'ils estiment inconsciemment marginalisée, moins puissante dans la sphère publique. C'est pour cela que, quand on a des parents plus à l'aise socio économiquement, il y a une meilleure transmission, parfois parce qu'ils n'ont pas peur du regard de la société par rapport à eux", témoigne encore la directrice du Centre de langue de l'IMA.
Pour faire une place à l'arabe, "langue millénaire, extrêmement riche de par son lexique, mais langue vivante comme les autres, il faut la décoloniser et dépolitiser", estime-t-elle.